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Devenir ou Destin
En marchant , élaborer nos propres chemins ou bien suivre les vieilles ornières.

Vaste amoncellement de réflexions personnelles sur la vie, la science, la politique, la nature?, l’esprit?, parfois les actualités politiques… Dirigés vers un but : élaborer notre propre chemin afin d’éviter le morbide et prévisible destin capitaliste.

Le tout avec de nombreux détours musicaux.

La dernière !
Article mis en ligne le 6 mai 2017

Avertissement : l’auteur de ces lignes n’ayant jamais rien compris aux élections présidentielles, il est à craindre qu’il ait commis quelques bourdes en les écrivant [1].

Le candidat Mélenchon et ses supporters terminaient leurs meetings en chantant La Marseillaise. Sur fond bleu, blanc, rouge. Comme s’ils regrettaient le temps où l’on guillotinait courtoisement l’adversaire, comme s’ils bénissaient Robespierre quand d’autres sanctifient Jeanne d’Arc sur le même fond bleu, blanc, rouge. Voilà de fort dignes membres de la civilisation industrielle marchande, des civilisés de la concurrence enviant le temps où tout souriait à une civilisation victorieuse, et où le capitalisme? effréné avait qualifié son progrès de progrès, en attachant à ce mot un sens toujours positif, même et surtout lorsque le dit capitalisme? conquérait des territoires et leurs habitants (avec la violence nécessaire, ou même un peu plus).

Notre problème paraît être, au premier abord, l’existence des politiciens. En France, les politiciens étaient jusqu’à présent des gens toujours passionnés par une officielle Histoire de France innocemment gobée lorsqu’ils étaient enfants (et en particulier par une Histoire de la Révolution Française avidement épluchée par eux un peu plus tard). Ils aiment cette Histoire-là comme on aime tout roman d’aventure, car les dimensions politiques des événements y sont effacées par les dimensions combattantes, guerrières, manipulatrices. Ces luttes s’entendent à séparer les débats de leurs réels motifs communautaires [2], aussi l’Histoire officielle est tout sauf une leçon de démocratie.

En laissant de côté l’histoire de la civilisation même en tant que telle, les légendes fabriquées et nommées par nous histoires nationales transfigurent les États en "nations" supposées être par essence la civilisation même – comme si une civilisation marchande pouvait être nationale, comme si toute une civilisation pouvait être nationale. L’activité politicienne professionnelle entérine la séparation de l’existence politique des peuples d’avec leur propre vie, leur propre histoire. Ce n’est qu’une existence politique abstraite, car l’existence nationale est une abstraction – la vie, tout comme l’histoire (la vraie), n’est pas identitaire mais civilisationnelle.

La façon dont nos politiciens comprennent le mot "politique" leur a été inculquée par un certain enseignement d’une certaine Histoire. Autrement dit, le sens de ce mot leur a été délivré par le pouvoir. Il en résulte que leur "politique" est d’abord une lutte pour le pouvoir s’inscrivant dans une Histoire comprise comme une interminable bataille entre pouvoirs. Ce qui n’en fait pas l’origine ou la continuation de la guerre, mais son avers, et la politique intérieure étant alors de même nature? que la politique extérieure, ils pourront faire advenir la guerre aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. On ne rencontre là ni démocratie, ni convivialité ou esprit? communautaire, on n’y rencontre que des hiérarchies des pouvoirs et des remises en cause par les oligarques eux-mêmes de ces hiérarchies.

Cette conception de l’Histoire et de la politique leur ôte la faculté de critiquer la nature? même de la civilisation, celle-ci est vue comme une donnée éternelle, intangible et sacrée. Pour eux, toute remise en cause active de la nature? de la civilisation sort du domaine du politique et relève, soit de ce qu’ils nomment "insurrection permanente" (nommée ainsi par eux tant qu’ils souhaitent éviter l’usage de l’expression "guerre intérieure"), c’est le cas de l’occupation de la zone d’aménagement différée de Notre Dame des Landes ; soit de ce qu’ils nomment au contraire directement "guerre" (prétendument extérieure), comme dans le cas de certains mouvements à culture musulmane nés dans les anciennes colonies occidentales en terres d’Islam – les qualifier de "terroristes" sert d’abord à masquer leur nature? insurrectionnelle de remise en cause de la civilisation occidentale ; oui, pas simplement de la domination mais, beaucoup plus fondamentalement, de la civilisation.
Dans les deux cas il s’agit d’une absence de soumission, au moins au départ, même si celle-ci est fréquemment rapidement transformée en un embrigadement derrière une bannière. Elle est intolérable. En nos pays depuis longtemps "libérés", l’absence de la soumission est encore plus impensable que sa présence.

De toute façon, les directions des États sont toutes trop occupées à gérer les affaires courantes : la gestion des ressources humaines de toutes les affaires industrielles, commerciales et périphériques ; la civilisation, quoi (voir plus loin) !

* * *

Étant un combat et non un dialogue, cette "politique" est plus encore affaire de passion qu’affaire de règles, et pas du tout l’étude du "vivre ensemble" : c’est un jeu. Un jeu que le peuple dérange à peine lorsqu’il exprime ses doléances – et moins encore lorsqu’il se risque à couper, lui aussi, quelques têtes –, mais là n’est pas son rôle premier. Dans nos "démocraties", le peuple forme les chœurs de soutien associés aux différents candidats politiciens. Parce que c’est seulement lorsqu’il y a des chœurs répondant passionnément à des discours passionnels, que les discours peuvent continûment brasser le vent qui empêche les citoyens ordinaires de se parler, de s’entendre.

Cette arène pseudo-politique se doit d’avoir un clou du spectacle où accrocher les citoyens-spectateurs. C’est, en France, les premier et second tour de l’élection du président de la République (ou de la présidente). Ils sont le couronnement d’un match, d’un combat à l’issue duquel nous savons qui, des deux équipes, qui, du toréador ou du taureau, est le vainqueur. Mais la pseudo-politique n’en est pas morte : c’est en vue d’une prochaine réussite que les vainqueurs utilisent leur victoire et que les vaincus affûtent leurs armes.

Ce match est le rituel "démocratique" de distribution de pouvoirs (abusivement qualifiés de "politiques"), c’est-à-dire de distribution des rôles dans la bureaucratie étatique en charge des ressources humaines de l’État industriel marchand?.

En Europe, la gestion des affaires est séparée entre deux niveaux territoriaux, le niveau de l’État et le niveau de l’Union Européenne. Les États seuls ont, en principe, la charge des ressources humaines – ressources parfois "plaisantement", si j’ose dire, nommées unitairement "nation", parfois considérées comme masses de travailleurs plus ou moins détachés, tandis que la bureaucratie de l’Union des États européens gère ce qu’il est convenu d’appeler l’économique (ce qui l’amène parfois à perturber les ressources humaines, à force d’éviter de se mêler de la gestion des ressources matérielles, gestion par principe réservée à du privé marchand?, à l’individu? capitaliste, et non à la communauté – principe dit "du libéralisme économique").

Mais où se trouve le politique dans tout ça ? Nulle part. Où se trouve la vie humaine, une vie humaine faite à la fois de passion, d’action, et de raison, conjuguant ensemble l’action, la passion et la raison ? Nulle part. En tout cas pas ici. Parce qu’il a été opportunément évacué de la scène une part du pouvoir, la part essentielle du pouvoir en notre civilisation, le pouvoir dit "de l’argent", qui n’est autre que le pouvoir industriel marchand?. Plus ou moins évacué, selon les États et les continents ; avec l’aide, en particulier, de certaines institutions internationales ; et, bien sûr, de ce pouvoir lui-même.

Oui, ce qu’on appelle "économie", et la gestion des ressources humaines et matérielles de cette "économie", nous a volé la vraie vie politique : la conscience politique et l’action politique de la vie. Parce qu’elle nous a volé la vie.

Le spécialiste Guy Hermet affirmait tout récemment [3] que nous pourrions tenter de soigner notre manque de démocratie par l’usage du tirage au sort et des « référendums et autres votations d’initiative populaire, comme le font les Suisses », mais que cela serait vain parce que « en réalité, notre démocratie représentative se trouve dans un état trop critique pour demeurer seulement justiciable de ces remèdes cosmétiques, à la distance séparant de leurs représentants quasiment inamovibles les simples citoyens statutairement ravalés au rôle de claque électorale ». Il n’a certainement pas tout à fait tort, mais une part de la réalité lui échappe tout de même visiblement. Parce que le chœur électoral a un cœur, un cœur passionnément attaché à la star, au leader, au candidat politique, au porteur de parole (rayez les mentions inutiles). Il forme un public réagissant avec passion à l’action mise en spectacle – tout comme lors d’un match de football. Il n’est pas une claque.
Comme le relevait un jour le psychologue Drew Westen [4], lorsqu’un amateur de débats politiques télévisés en regarde un, ses lobes frontaux (intellect) sont moins sollicités que ses centres émotionnels. « Dans The Political Brain. The role of emotion in deciding the fate of the nation (2007), D. Westen généralise ce constat et soutient que les processus émotionnels d’attachement, les valeurs, les images fortes, les sentiments et arguments moraux sont plus sollicités que les arguments théoriques en matière politique. De ce fait, il y a toujours une prime pour les hommes politiques qui savent stimuler les émotions fondamentales et agir sur les couches profondes du cerveau. » [5] Et de ce fait, Lionel Jospin a moins pesé que Jean-Marie Le Pen en 2002, et Benoît Hamon se retrouve plus léger que ses principaux concurrents, quinze ans plus tard. [6].

Le cas 2017 est particulièrement intéressant de ce point de vue. Comment ce fait-il que le dur Macron en remue plus que le tendre Hamon ? Sur quelles « émotions fondamentales » agissent-ils ou n’agissent-ils pas ? Le grand tournoi présidentiel de cette année nous aura signifié avec éclat qu’une fraction très importante de la population française est beaucoup plus soucieuse de son avenir économique que de son avenir humain, beaucoup plus soucieuse de ses intérêts matériels que de ses intérêts relationnels communautaires.
Il ne s’agit pas, là, que du camp "Macron", il y a une autre importante fraction elle aussi beaucoup plus soucieuse de ses intérêts matériels que de tout autre. On la croit dotée d’un puissant réflexe identitaire, alors qu’en réalité elle est juste incapable de dissocier la puissance financière d’avec la bureaucratie. Parce qu’elle ne comprend pas comment l’industrie mène le monde, ni pourquoi – pourquoi ? Pour elle-même !
La gauche française a chèrement payé son soutien à la mise au service du capital de bureaucraties transnationales. Qui le regrettera ?

Mais me voilà entraîné dans de la médisance… Non, tous ces gens ne sont pas forcément plus soucieux des intérêts matériels que de l’ensemble de la vie, ils sont seulement tous entraînés à une même façon d’analyser les choses, ils sont dressés par le pouvoir dit "économique", que nous ferions mieux d’appeler "pouvoir industriel marchand?" (lorsqu’un tel pouvoir nous demande d’aller à la guerre, nous pouvons être certain que c’est pour ouvrir quelque part un nouveau chemin au flux incessant des marchandises).

Qui regrettera le sort de la gauche ? Allez savoir ! Il y a bien la France Insoumise, le mouvement qui portait la candidature de Mélenchon. Rosanvallon affirmait il y a quelques semaines dans Le Monde que « Marine Le Pen, Emmanuel Macron ou Jean-Luc Mélenchon ne se fondent pas sur un principe de représentation – d’une classe sociale, par exemple, ou d’un mouvement politique historique –, ils incarnent un principe d’identification » qui est l’inverse d’une représentation. Rosanvallon semble faire peu de cas du discours des différents candidats : il associe l’identification à la personnalité des porteurs du discours, non au discours lui-même, il a tort. Sauf en ceci que les personnalités sont en adéquation avec leurs discours respectifs : le bureaucrate financier XXe siècle (un super caissier), transnational ; la bourgeoise XIXe, nationale (mais se rêvant aristocrate, comme Fillon et tous les grands bourgeois "XIXe") ; le révolutionnaire XVIIIe, lui aussi national (mais, au siècle des Lumières, nul n’avait oublié que la géographie des nations est quelque chose qui se gère et qui a été inventée pour ça).
Le chevalier XVIIIe voudrait donc entrer en guerre contre la bureaucratie transnationale mise au service du capital ? Ou contre ce service lui-même ? Contre le capital, contre l’aveugle progression de la civilisation industrielle marchande ? Ce serait mieux que de l’Alexandre Dumas, mais ce n’est que du roman, qu’on le qualifie de populiste ou pas. Sauf peut-être si le chevalier s’efface en laissant place à une véritable expérience démocratique ; mais une telle expérience n’est pas possible au sein des institutions, c’est là un antagonisme.

* * *

Non, notre problème n’est pas une distance séparant "les simples citoyens" de leurs "représentants", mais au contraire la nature? à la fois passionnelle et spectaculaire de leur proximité. Les règles créées afin de permettre un jeu entre protagonistes, jeu dont résultera des gagnants et des perdants, ne risquent guère d’atténuer ce double problème (séparation des raisons, fusion des passions), elles le pérennisent. Mais l’existence de règles, en politique extérieure comme en politique intérieure, retarde l’apparition de la guerre en transformant une partie du potentiel de violence en actions judiciaires et en actions pénales. C’est à peu près comme au football, sauf que les penaltys ne sont pas exécutés par l’adversaire mais par les forces de l’État. C’est nettement plus difficile à gérer et à digérer.

L’existence de ces règles implique la vie concomitante d’une ou plusieurs institutions autant que possible indépendante(s) des pouvoirs politiques comme des pouvoirs industriels marchands (respectivement gérants des ressources humaines et gérants des ressources matérielles), des contre-pouvoirs. Ce n’est pas simple, mais c’est possible parce que le monde capitaliste est basé sur la liberté de concurrence, une liberté qui fait respecter un état de droit (sa seule morale est tout entière contenue dans ce couple liberté de concurrence-état de droit).

Dans l’article cité plus haut, Rosanvallon soulignait la disparition du débat au sein même des partis : « le parti ne produit plus ni culture politique, ni programme, ni projets de lois. Il est devenu un rameau mort » parce que « les partis ne représentent plus la société? mais au contraire le pouvoir auprès de la société? ». Les partis ne constituent pas des contre-pouvoirs, nous ne pouvons plus compter que sur la presse et la justice dans la mesure où elles ont pu obtenir et conserver une indépendance par rapport aux pouvoirs (financiers, industriels et financiers, il n’y a plus qu’eux) et de plus, en ce qui concerne la justice, une maîtrise des forces armées.

Mais où se trouve le politique dans tout ça ? Nulle part puisqu’il y a des pouvoirs. La vie réellement politique ne tolère pas le pouvoir, elle est compatible seulement avec l’autorité vraie, c’est-à-dire toute pensée agissante reconnue comme autorité au sein d’une communauté – une pensée faisant autorité sans avoir ni l’envie, ni le besoin, de s’adosser à un pouvoir ou à une force (par exemple en se dotant d’un pouvoir et de sa force).
Avec ou sans l’existence d’une telle autorité vraie, la vie réellement politique est démocratie véritable, donc sans pouvoir d’une partie sur d’autres parties.

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A part les revenants cités au début – les robespierristes vaincus au premier tour de la première rencontre –, nous avons eu en présence les forces de La Reine – pardon, de La Nation –, faisant face aux forces de L’Argent – pardon, de la bureaucratie "démocratique", tampon entre maîtres des centres de profit et masse des serviteurs. Comment avoir pu imaginer que le représentant d’une bureaucratie pouvait vaincre celle de la "nation" ? Le peuple est fou, sans doute, mais tout de même pas entièrement bureaucrate. Nous savons que le premier qui se mit, à gauche [7], à encourager le vote Macron, est quelqu’un doté d’un esprit? bureaucrate depuis à peu près un demi-siècle, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Si, au second tour, La Reine semble toujours figurer la Nation, alors elle pourrait bien gagner haut la main, car le concept de "nation" est étroitement associé à l’idée de liberté, tandis que la classe du service bureaucratique ne sera pas facile à mobiliser pour la défense de ses maîtres – dans l’univers politique, le concept de "nation" occupe aujourd’hui sournoisement la place de la liberté ; dans l’univers des affaires marchandes, c’est la concurrence, le libre échange, qui occupe cette place.
Mais ce n’est pas simple d’incarner la Nation des semaines et des semaines durant…

D’un autre côté, qui dit "argent" dit "intérêt", quoi de plus intéressant ?

La réalité n’est cependant pas à confondre avec les discours. On associe la bourgeoise Le Pen au nazisme à cause de son héritage (sans doute plus sentimental qu’intellectuel?), mais le nazisme avait une dimension scientifique et technocrate que nous ne pouvons réduire à son scientisme raciste, même si la "grandeur" scientifique et technocrate de "notre" civilisation est beaucoup mieux représentée, et revendiquée, par Macron que par le nazisme. C’est le nazisme qui a, dans une très large mesure, réduit sa technoscience à un efficace déploiement de sa monomanie raciste, se condamnant lui-même à finir à brève échéance ; ne marchons pas sur ses pas dans l’analyse de ce qu’il était, ni dans la liberté que nous donnons, ou pas, via nos institutions économiques et politiques, à la technoscience occidentale. La science, comme l’art, ne peut être considérée innocente que si elle est éloignée des pouvoirs, autrement dit que s’il n’y a pas de pouvoirs. Et la technocratie est aliénante par essence : elle a un tropisme totalitaire, y compris dans sa version écologiste. Le cœur de la civilisation industrielle marchande, c’est elle. Elle est capable, aujourd’hui, de projeter et mettre en œuvre l’interconnexion universelle de tous les objets, êtres vivants compris, pour former un ensemble unique dotée d’une mémoire? centralisée. Les pouvoirs financiers industriels nous donnent aimablement quelques exemples des avantages – eux-mêmes souvent discutables – que cela peut procurer au monde des humains, ils sont moins pressés d’analyser tout le mal que cela fait déjà ou fera bientôt (peut-être).

Le sentiment bourgeois XIXe se retrouve également chez les socialistes. Et les socialismes furent toujours portés par une vision scientifique du devenir humain, et porteurs d’une vision scientifique du devenir humain, devenir conceptuellement transformé en "progrès" social?. Ils ne sont pas seulement héritiers et défenseurs de la science, mais également héritiers et défenseurs de la technoscience. Ils sont, plus ou moins malgré eux, dominés par leur conception technique de la vie, y compris de la vie ensemble, collective ou communautaire. Notre problème est moins l’existence des politiciens que celle de leurs outils techniques et théoriques, le tout au service aveugle d’une civilisation sanctifiée où l’on ne fait la guerre que pour ouvrir des chemins au flux ininterrompu des marchandises.

* * *

L’historien (le scientifique historien) Patrick Boucheron nous a, en un récent article du Monde, très rapidement donné une autre vision de "la nation" et de "la politique" :

Qu’est-ce alors qu’une nation [dès lors qu’elle n’est pas considérée comme un fait de nature?, qu’elle est dénaturisée] ? Cette forme de vie dont nous faisons constamment l’expérience politique dès lors qu’il s’agit de penser et d’agir collectivement. Le nationalisme échoue à décrire la nation, de même que l’universalisme abstrait des libéraux ne sera jamais en mesure de produire une représentation juste de la manière dont les sociétés tiennent ensemble. La science qui produit cette description utile se nomme sociologie.

Le nationalisme n’échoue pas à décrire la nation, vu qu’il ne s’y essaye pas. Il ne vient jamais aux adorateurs d’une chimère l’envie de l’étudier. Quant aux utilisateurs de la chimère comme miroir aux alouettes, les fervents adeptes du libre échange jusqu’à présent toujours demandeurs de main d’œuvre, ils l’ont inventé et constatent quotidiennement qu’elle marche bien même lorsqu’ils ne veulent plus s’en servir [8].

Le socialisme, tel que le définissent nos auteurs [Karsenti et Lemieuxx], est l’attitude critique qui consiste à prendre au sérieux le reproche que les nationalistes adressent au libéralisme, à considérer comme justifié le risque de dilution qu’il fait encourir à la société?, tout en proposant une solution également réactive mais non réactionnaire, compatible avec l’idée d’une société? différenciée, animée par un progrès social? qui permet la dénaturalisation des statuts.

Le socialisme n’est pas une politique comme les autres, car il affecte d’un sens politique l’acte même de connaissance.

Cela fait longtemps que nous sacrifions le politique à la science. Nous l’avons d’abord fait avec ce que nous nommons "économie", ou même "économie politique". Puis nous l’avons fait, en plus, avec tous les socialismes, parce qu’ils étaient censés corriger les erreurs de la science économique. Faut-il continuer ? La science ne peut donner naissance à la vie démocratique, sinon à une démocratie de laboratoire. Et les habitants de la planète – ou de "la nation", si on est moins ambitieux – n’ont pas besoin que leurs vies soient étudiées par des économistes et des sociologues pour savoir s’ils ont soif ou s’ils sont tristes, ils en ont seulement besoin pour les aider, avant l’action, à comprendre pourquoi ils ont soif ou sont tristes, ou en quoi ils risquent d’avoir soif ou d’être triste. Du moins lorsque les causes de leur malheur dépassent leur environnement immédiat et le moment présent.

Depuis le temps des Lumières, nous avons tellement pris l’habitude de toujours tout mesurer, et d’agir en fonction de la mesure, que nous oublions de regarder et de sentir, que nous oublions de vivre vraiment, et que nous n’avons pas l’impression de renoncer à une vie politique démocratique en réclamant qu’on la mesure, que des spécialistes la mesure… C’est une technicisation du regard, de l’approche et de l’intervention politique comme de tout le reste ; c’est un éloignement du regard humain, de la sensibilité humaine. Nous avons déjà tellement technicisé l’accouchement, la maladie, la vieillesse, la folie, la tristesse, et même l’amour, pourquoi ne continuerions-nous pas de faire la même chose avec la vie politique ?

La vie se retire parce que nous la chassons, et nous la chassons parce que nous la méprisons (voir ici).